Un vers d’Apollinaire (3/3)

En ce dimanche à la température accablante, voici la fin de ma nouvelle. Le chapitre 1 et le chapitre 2 ont été publiés juste avant. J’espère que cette lecture vous aura plu. N’hésitez pas à commenter pour me faire part de vos impressions.

III La fin de la félicité

Les parents d’Apolline vivaient une véritable félicité. Ils savaient que leur enfant s’ouvrait enfin aux autres : elle rentrait de l’école enjouée, volubile, énumérant comme une litanie le prénom de ses amis. Chaque nom qu’elle citait semblait être un bonbon qu’elle savourait. Le sourire ne la quittait plus, et la ressemblance avec ses parents devint frappante. La mère jubilait de voir sa fille enfin heureuse. Mais feignait-elle de l’être, comme elle ? Le sourire est la politesse du désespoir et elle était bien placée pour le savoir. Néanmoins elle appréciait ce quotidien qui s’était enfin coloré, ces moments de partage véritable, de bonheur – simulé ou non – dont il faut saisir l’urgence. Un samedi matin, alors qu’elle s’affairait dans un grand ménage salutaire, fenêtres ouvertes pour profiter des prémices printaniers, elle entendit le téléphone sonner. L’intuition dont elle était douée, et qu’elle cultivait au quotidien, l’avertit d’une mauvaise nouvelle imminente. Un numéro qu’elle ne connaissait pas s’était affiché sur l’écran. Prenant une grande inspiration pour garder son calme, elle décrocha :

« Allo ?

– Madame Larrieux ?

– Oui… répondit-elle d’une voix blanche

– Bonjour, je suis Madame Teyranson, la mère de Judith, une camarade de votre fille.

– Bonjour Madame… Que me vaut votre appel ?

– Ecoutez, c’est délicat à dire ainsi au téléphone, je souhaiterais vous parler de vive voix. Je suis inquiète à vrai dire.

– Vous m’inquiétez aussi… Retrouvons-nous à 14h au café de la Mairie si vous le voulez bien.

– Très bien, j’y serai. Au-revoir Madame. »

Durant le déjeuner, la mère d’Apolline était absente, plongée dans ses pensées. Le père connaissait très bien cette attitude et cela le renvoyait à de tristes souvenirs. Cependant il ne souhaita pas la bousculer pour connaître la raison de sa peine, surtout devant leur fille. Il attendrait le soir.

A la fin du repas, la mère se leva comme une automate, débarrassa son assiette qu’elle déposa dans l’évier et se précipita dans la salle de bain. Là elle tenta de retrouver ses esprits, de s’apaiser avant d’imaginer les pires scénarios. Un soupçon de rouge sur les lèvres, un peu de mascara pour mettre en valeur son regard si bleu, l’eau de Cologne qui la rassurait tant au creux des poignets : la voici prête à affronter ce qu’elle redoutait. Elle mit une robe verte, son manteau à carreaux favori et prévint son mari de sa courte sortie :

« J’ai rendez-vous avec la mère d’une camarade de notre fille. Je n’en ai pas pour longtemps. A tout à l’heure.

– D’accord ma chérie, de mon côté j’emmène notre fille à notre sortie hebdomadaire. Tu nous rejoins là-bas ?

– Oui, répondit-elle. Je reviendrai avec des fleurs»

En chemin, elle se posait mille questions, se demandant si ce passé qu’elle avait mis tant d’efforts à enfouir était en train de ressurgir. Peut-être s’agissait-il d’autre chose ? Une simple brouille entre camarades ? C’est fréquent à cet âge, et certains parents s’en inquiètent plus que de raison, souhaitant tout de suite intervenir. « Oui ça doit être ça ! » tentait-elle de se convaincre pour se donner une contenance. Arrivée devant le café de la Mairie, elle constata que la terrasse était prise d’assaut par des clients avides de soleil après la tristesse de l’hiver. Qui pouvait bien être cette Madame Teyranson parmi tous ces gens ? Elle ne tarda pas à trouver une femme seule, attablée dans un coin, la tête baissée, absorbée par la lecture d’un carnet manuscrit. Cette dernière leva la tête, se sentant observée :

« Madame Larrieux ? Asseyez-vous je vous en prie. » lui dit-elle d’un ton presque impérieux. Cela augurait du pire.

Gênée, la mère s’assit face à cette inconnue au visage sévère et aux lèvres pincées. Elle prit le temps de plier délicatement son manteau et de le poser sur l’assise de la chaise vide à côté d’elle, puis affronta ce regard scrutateur. Madame Teyranson commença immédiatement son laïus, sans même lui laisser le temps de commander une consommation :

« Madame, vous n’êtes pas sans savoir que votre fille s’est fait beaucoup de camarades à l’école. Mais le rapport qu’elle entretient avec eux m’a alertée depuis quelque temps, et j’ai mené mon enquête. A force de questions anodines, de discussions légères, j’ai réussi à faire parler ma fille Judith sans même qu’elle le réalise. Votre fille exerce une fascination sur ses camarades, je dirais même une domination.

– Cela me semble impossible, elle est la discrétion incarnée. Certes ces derniers temps elle s’est enfin fait des amis, mais vu son tempérament, ce n’est pas ma fille que vous décrivez, répondit, avec une force retrouvée, Madame Larrieux.

– Je vous assure qu’il s’agit bien d’elle. Savez-vous ce qu’elle fait quotidiennement ?

– Oui elle m’a dit qu’elle racontait des histoires aux autres élèves durant la récréation. Elle a beaucoup d’imagination et en fait profiter les autres. Qu’y a-t-il de mal dans cette démarche ?

– Là est le problème, répondit Madame Teyranson en haussant le ton. Les histoires qu’elles racontent n’ont rien d’anodin. D’ailleurs je devrais dire : l’histoire qu’elle raconte. En effet, elle n’évoque qu’un seul personnage, un personnage inquiétant qui semble avoir pris le pouvoir, indirectement sur nos enfants.

– Je suis désolée mais vraiment je ne comprends rien à vos propos.

– Trêve de tergiversations Madame, je vais vous dévoiler ce que raconte votre fille. Elle raconte à qui veut bien l’entendre qu’elle a une grande soeur, morte nourrisson. Comment s’appellerait-elle déjà ? Ah ça j’ai oublié, je sais que c’est une référence littéraire. Mais que cette soeur n’est pas morte en réalité, et qu’elle grandit à ses côtés, qu’elle l’accompagne partout. Si elle est une élève si brillante, c’est grâce à cette soeur invisible, ce fantôme pour le dire clairement, qui lui apporte une puissance intérieure et une connaissance sans faille.  Les enfants, effrayés mais attirés par ces histoires de fantôme, écoutent chaque jour ce récit et se mettent à croire à l’irrationnel. Ils se sont tous mis à mentir à leurs parents par omission, car aucun d’entre eux n’a le droit de révéler tout cela.

– Ecoutez, en effet elle va trop loin et je ne veux pas qu’elle effraie ses camarades. Mais tous les enfants ont, un jour ou l’autre, eu envie d’écouter des histoires de fantômes, n’êtes-vous pas d’accord ?

Madame Larrieux tentait de pondérer les propos qu’elle entendait, mais elle était abasourdie et la fin du dialogue lui donna le coup de grâce :

– Vous ne réalisez pas la gravité de la situation. Votre fille menace ses camarades. Elle leur explique qu’en gardant le secret, ils pourront eux aussi bénéficier de l’aide de cette soeur fantôme. Ils doivent donc se montrer dociles, disciplinés et attentifs en cours pour ne pas attirer l’attention des enseignants. Si l’un d’entre eux ne respecte pas le pacte, cette « soeur » pourrait se transformer en être maléfique, qui irait jusqu’à prendre possession de leur esprit. Ils sont donc obligés de venir écouter votre fille chaque jour, sinon ils seraient condamnés. Vous rendez-vous compte du traumatisme qu’ils vivent et de l’emprise qu’elle a sur eux ?

– Madame Teyranson, j’entends votre inquiétude. Je ne comprends pas où ma file a bien pu aller chercher cette histoire, mais je vous assure de mettre fin à ses agissements au plus vite. Merci de m’avoir prévenue, au-revoir Madame.

La mère se saisit hâtivement de son manteau et quitta précipitamment la terrasse, sans même jeter un dernier regard à cette femme. Elle était bien plus déstabilisée qu’elle ne le laissait paraître. Avant de rejoindre son mari et sa fille, elle s’arrêta chez la fleuriste comme prévu, choisit sans hésiter un bouquet de roses blanches et hâta le pas, perdue dans ses pensées. Quelques centaines de mètres plus loin, la grille blanche qu’elle poussa, au grincement familier, lui permit de retrouver un peu de courage. Au détour de la deuxième allée, elle vit le père et la fille, recueillis, de dos. Ils venaient de lustrer la plaque en laiton, dont le court texte brillait désormais plus que jamais :

« A notre ange. Apolline Larrieux. 23 mars – 8 avril 1992. »

Arrivée discrètement derrière les deux êtres recueillis, qui lui étaient si chers, et face au souvenir de cette fille aînée qui lui manquait tant, elle demanda d’une voix claire et forte :

« Chloé, qu’es-tu donc encore allée raconter ? »

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